Par Heikki Kirkinen, Joensuu, Finlande
1. L’origine de l’Europe.
L’origine mythique de l’Europe est une histoire d’amour. Eurôpée, la jolie fille d’un roi phénicien de Sidon, fut remarquée par le dieu Zeus qui la séduisit sous forme d’un beau taureau, l’emmena en Crète et lui promit d’engendrer des fils qui domineraient toute la terre de leurs sceptres. Eurôpée se donna à Zeus et devint la mère de la dynastie des rois de Crète, dont les descendants héritèrent des terres à l’Ouest de l’Hellespont, les terres d’Eurôpée, la future Europe.
Pour les Grecs anciens, l’Europe était formée des pays méditerranéens au Sud des Alpes, car au Nord et à l’Est s’étendaient les sombres et vastes pays des nomades d’Asie. C’est avec les conquêtes romaines et carolingiennes que la conception d’Europe s’élargit lentement vers le Nord-Ouest et le Nord. Mais au cours de cette expansion s’approfondit déjà la division de la conscience européenne en deux mondes mentaux qui, au cours des siècles, devenaient deux réalités économiques, politiques et culturelles, deux Europes: occidentale et orientale. Ce processus de division dure depuis presque deux mille ans et forme encore une des grandes structures de l’histoire de l’Europe. La division actuelle s’est développée au cours de la formation de l’Europe elle-même, et elle est encore mentalement et culturellement observable.
Essayons ici d’énumérer brièvement les racines principales de cette division et former un tableau général pour une discussion synthétique.
Les racines de la division de l’Europe en deux
Europe orientale Europe occidentale
Depuis l’Antiquité
– langue et culture grecques – langue et culture latines
– traditions mystiques et théoriques – traditions réalistes et pratiques
(les mystères, philosophie, (impérium, loi, technologie,
arts, poésie, introversion) extraversion)
Depuis le Moyen Age
– continuation de la civilisation – rupture de la civilisation
(Rome – Byzance) (invasions barbares)
– Église orthodoxe décentralisée – Église catholique centralisée
- rivalités entre les Églises : – rivalités entre les Églises :
(préséance de Constanti- (préséance de Rome, missions
nople, missions et expansions et expansions vers le Nord-Ouest,
vers le Nord et Nord-Ouest) Nord et Nord-Est)
– Empire byzantin – Empire carolingien
– alliances des peuples grecs et – alliances des peuples ger-
slaves maniques et romains
– expansion russe à l’Ouest – expansion allemande à l’Est
2. La division concrétisée.
La structure de l’Europe divisée en deux sphères culturelles opposées s’est concrétisée dans la rivalité des Églises occidentales et orientales qui étaient liées à la rivalité des forces politiques, ce qui a contribué fortement à la formation de deux mentalités en Europe. La division religieuse a contribué aussi à la division politique. La création, en 756, de l’État du Vatican qui s’est détaché de Byzance et s’est mis sous la tutelle des Francs préparait déjà une nouvelle organisation des forces idéologiques et politiques en Europe. Le couronnement de Charlemagne en Empereur romain, A.D. 800, a cristallisé la naissance de l’Europe occidentale, quatre siècles après les invasions barbares. Les souverains byzantins portaient toujours le titre « Empereur des Romains » et ne reconnaissaient pas la prétention des Princes occidentaux à ce titre. L’Europe occidentale naquit en opposition à l’Europe orientale; elle avançait et reculait selon la balance des forces des deux côtés. Après la deuxième guerre mondiale, sa frontière suivait (sauf dans le Nord) d’une manière étrange la frontière Est de l’Empire de Charlemagne au temps de sa mort en 814, « comme si Staline, Churchill et Roosevelt avaient soigneusement étudié le statu quo de l’époque de Charlemagne lors du 1130e anniversaire de la mort de l’empereur », a remarqué l’historien hongrois Jenó Szúcs dans son livre « Les trois Europes » (Paris, 1985).
3. La division traverse l’Europe.
Le partage de l’Europe entre les puissances occidentales et orientales s’est tracé à travers la péninsule européenne en partant des côtes de la Mer Adriatique, de cette région de l’ancienne Dalmatie romaine. Lorsque les tribus slaves s’y installaient, à partir du 6ème et du 7ème siècle, elle devint objet des missions chrétiennes de Rome et de Constantinople. Bientôt, elle attira l’intérêt politique des Etats voisins, surtout des deux Empires, Carolingien et Byzantin. Au cours du 9ème siècle, l’influence de Byzance avançait en Serbie qui fut convertie à la foi orthodoxe, tandis que la Slovénie et la Croatie étaient attirées à la foi catholique de Rome. La Hongrierecevait, au 9ème siècle, des missionnaires de Byzance tout comme la Bohême et la Moravie, mais dans ces trois pays l’influence occidentale l’emporta au 10ème siècle et ils furent liés à la foi catholique sous l’influence franque et germanique. Les deux camps se disputaient aussi la domination en Bosnie et en Bulgarie; peu à peu la prise occidentale l’emporta en Bosnie et la force orientale en Bulgarie. La division religieuse de l’Europe fut scellée par les anathèmes échangés entre les Églises de Rome et de Constantinople en 1054.
La division religieuse liée à la rivalité des puissances politiques et militaires engendrait des fanatismes, des intolérances et des haines. Elle incitait les peuples aux guerres dès le 9ème siècle. Un nouvel élément s’ajouta à cette lutte par l’invasion des Turcs islamiques aux Balkans vers la fin du 14ème siècle, surtout après la bataille de Kosovo Pôlé en 1389 qui réaffirma la domination islamique qui dura cinq siècles.
Très tôt, la division religieuse, culturelle et politique s’avançait vers le Nord. L’Allemagne médiévale élargit les frontières de l’Europe occidentale vers l’Est en soumettant des tribus slaves jusqu’à la Pologne qui se formait sous sa tutelle au 9ème siècle et adopta la foi catholique. En même temps, Byzance étendait son influence en Russie qui adopta la foi orthodoxe à la fin du 10ème siècle. La Russie devint alliée de Byzance et, bientôt, le rival puissant des peuples germaniques dans la conquête de l’Europe intermédiaire des pays Baltes.
Le partage de l’Europe avançait jusqu’aux Pays Nordiques avec l’expansion des deux Europes opposées. Les missions chrétiennes et les conquêtes arrivaient jusqu’en Finlande, au cours des 12ème et 13ème siècles. Les pays Baltes étaient soumis à la domination allemande par la conquête des Chevaliers Teutoniques au 13ème siècle, et la Finlande fut partagée entre la Suède et la Russie au début du siècle suivant, la tribu carélienne étant partagée en deux. Vers la fin du Moyen Age, la division culturelle et politique de l’Europe était achevée. Face à face, en rivalité, vivaient d’un coté l’Église catholique et les nations germaniques et romaines à l’Ouest, et de l’autre coté l’Église orthodoxe et les nations grecques et slaves à l’Est. Entre ces puissances était une zone intermédiaire, où les forces opposées souvent s’affrontaient.
4. La division change de forme.
Avec les Temps Modernes la division a changé de forme. Byzance était détruite par l’invasion turque, et l’Occident fut divisé par la Réforme et par les guerres de religion. L’absolutisme monarchique rapprochait les souverains de l`Ouest et de l’Est dans l’intérêt commun de la soumission des peuples.
Puis le Siècle des Lumières, par ses idées de tolérance, commençait à atténuer les tensions entre ces deux parties de l’Europe. Pourtant, les guerres continuaient dans la zone intermédiaire, et elles y ont continué jusqu’à nos jours, là où elles avaient été entamées il y a plus de mille ans, aux côtes de la Mer Adriatique.
La suite de ces luttes a été l’affaiblissement économique et culturel des régions intermédiaires et le retard qu’elles ont subi dans leur développement économique et social. À l’Ouest s’intensifiait, au 19ème siècle, le développement des sciences et de la technologie suivi d’une véritable évolution des sociétés vers l’industrialisation et la démocratisation. En Russie, l’absolutisme tsariste et la forme vieillie de l’économie ont retardé le développement. En Prusse et au Brandebourg, de même qu’en Hongrie sous la domination autrichienne, le développement de la société fut freiné par la puissance de la classe noble des propriétaires terriens et par la concentration des pouvoirs dans leurs mains. Les pays balkaniques se sont libérés de la domination turque, mais ils ont succombé aux conflits régionaux interminables qui tiennent cette région en état de faiblesse. Ainsi, l’Est et la zone intermédiaire ont été prédisposés aux grands bouleversements socio-culturels.
Ces bouleversements arrivaient avec la révolution communiste et avec les deux guerres mondiales. L’idéologie chrétienne avait perdu sa force de renouvellement, et une nouvelle idéologie, athée et totalitaire, née en Europe occidentale, offrit en Russie la base pour la conquête du pouvoir aux mains du parti communiste missionnaire qui voulait répandre son idéologie et son système de société à tous les peuples du monde.
5. Diversité et unité.
Après la deuxième guerre mondiale, l’Union Soviétique, devenue une grande puissance mondiale, réussit à étendre sa domination sur la zone intermédiaire et à y installer son système totalitaire, sauf dans le Nord où la Finlande gardait son indépendance et son système occidental à l’issue de dures guerres contre l’Union Soviétique, et dans le Sud où la Grèce rejeta le communisme dans une guerre civile tragique, affermissant son attachement à l’Occident.
Aujourd’hui, un des facteurs de la division fatale de l’Europe a été vaincu avec la disparition des totalitarismes et impérialismes européens. Mais il reste encore des intolérances et des haines enracinées dans l’héritage historique de notre continent. Un élément problématique est le nationalisme qui dans la culture forme un élément positif de la diversité créatrice mais qui dans la politique peut devenir une force d’oppression contre les minorités ethniques et culturelles. Le nationalisme sain qui enrichit la culture peut être déformé et prendre la forme de fanatisme qui nourrit des sentiments de supériorité, de haines, de conquêtes et de soumission des « autres » qui sont différents.
En parlant de la dimension culturelle du développement technologique, économique et social nous devons apprendre à connaître et à apprécier la diversité des nations et des cultures qui a été une des grandes sources créatrices dans l’évolution de notre culture européenne. Nous aussi, les héritiers de l’Europe occidentale, avons peut-être dans notre mentalité quelque chose d’unilatéral et borné : notre passion extrême de la rationalité technologique et économique qui nous domine dans notre recherche du bonheur et nous incite à négliger d’autres valeurs et dimensions dans la civilisation humaine. Sommes-nous déjà en danger de régression culturelle, en train de devenir des « hommes-machines » de l’exploitation excessive des ressources de la nature de notre petite planète où cela n’est plus possible pour longtemps ? Comment pourrait-on orienter l’évolution de la société européenne vers une nouvelle voie pour protéger sa capacité créatrice et innovatrice sans négliger mais aussi sans surestimer l’importance des sciences et de la technologie?
Pourrions-nous apprendre quelque chose du côté oriental de notre héritage historique qui nous vient de l’antiquité grecque et helléniste mais que nous avons, peut-être, oublié ou négligé dans notre rationalisme mécaniste? De cet héritage, je voudrais rappeler par exemple la richesse historique des beaux-arts, l’ampleur et la profondeur de l’idée de beauté, la philosophie antique de la tolérance et de la « bonne vie humaine », la richesse de l’expérience mystique, l’appréciation de la méditation en tranquillité, le sens de la solidarité qui a régné dans les familles et dans les sociétés locales, et la conscience profonde du lien intime qui unit l’homme à la nature vivante autour de lui. De cet héritage l’Europe pourrait retrouver les racines et le terrain pour une nouvelle culture humaine, tolérante et solidaire envers toute l’humanité et toute la nature vivante.